Wednesday 18 February 2015

Grand Témoin : Marc-Antoine Jamet


Knight Frank : Dans un environnement économique mondial qui reste incertain, comment se porte le luxe aujourd’hui ? 
Marc-Antoine Jamet : Le marché des produits de luxe ne peut être totalement indépendant de celui des autres biens et services. Comme ceux-ci, il préfère la croissance au marasme, la paix aux conflits, la confiance à la crainte. Mais, outre que ses déterminants psychologiques relèvent de mécanismes plus intimes et plus originaux que ceux qui président à l’achat d’objets « ordinaires », ne serait-ce que par les sentiments qui l’entourent, le désir d’éternité qui l’accompagne, la quête d’excellence et de perfection qui le caractérise, les rythmes économiques qui régissent le secteur du luxe lui sont particuliers. Particuliers et diversifiés, car sa bonne santé ne tient pas seulement au fait qu’il est associé au voyage, au plaisir, à l’estime de soi, aux grands moments, au versant positif de la vie. Un secteur créateur d’emplois, de croissance industrielle, d’excédents commerciaux, sans même aborder la question des importantes recettes fiscales qu’il procure aux États, ne pourrait se fonder uniquement sur cette recette.
Si on observe le Groupe LVMH, il dispose, notamment dans les périodes difficiles, de puissants stabilisateurs qui se transforment rapidement en multiplicateurs, en accélérateurs de développement. D’abord, il s’appuie sur un rassemblement inégalé de 70 marques. Elles ont toutes leur univers, leur ressort, leur légende, leur dynamique. Elles conservent ainsi leurs aficionados et en attirent de nouveaux. Elles créent avec eux, par les vertus de la distribution sélective, quand elle n’est pas exclusive, un lien à nul autre pareil. Ces qualités qu’on pourrait nommer, souplesse, adaptabilité et réactivité, ne sont pas toujours le propre d’autres secteurs moins prestigieux ou plus massifs. En cela repose la première originalité du secteur et singulièrement de l’entreprise que je sers. Elle peut aussi compter sur une répartition équilibrée entre plusieurs métiers, les plus importants étant la mode et la maroquinerie, les parfums et les cosmétiques, les vins et les spiritueux, l’horlogerie et la bijouterie, mais également l’armement de yachts, l’édition ou l’hôtellerie d’exception. Chacun des secteurs est un moteur, est un ballast. Au rythme des enthousiasmes et des engouements, dans un écosystème polycentrique, ils créent en permanence, chacun à leur tour ou bien ensemble, des relais d’innovation et de création, des clientèles et des richesses. On citera également le bénéfice de la durée que peuvent calmement revendiquer Dom Pérignon, Louis Vuitton, Guerlain et tant d’autres qui sont ancrés dans le temps long. Enfin la présence du Groupe LVMH sur tous les continents préserve les sociétés qui le composent des crises géographiques ou des accidents géopolitiques, leur permettant de s’appuyer tantôt sur la reprise américaine, tantôt sur la toujours exceptionnelle croissance chinoise, sur la vigueur des clientèles russes ou brésiliennes, la force de la Corée ou la fidélité du Japon, le miracle émirati ou la diaspora indienne.

KF : Quelle est la place des "high streets" parisiennes dans la compétition mondiale et la capitale française joue-t-elle un rôle particulier dans la stratégie de LVMH ? 
M-A. J. : La géographie du luxe est, en effet, une géographie mondiale. Montaigne rime avec Madison ou Omotesando. Saint-Honoré avec Bond Street. Saint-Germain-des-Prés avec la Piazza di Spagna ou le Miami Design District. Vendôme avec Rodeo Drive ou la Via Napoleone. Les Champs-Élysées avec la 5ème Avenue ou Ginza. C’est une compétition à l’échelle du globe et dans cette course trois éléments sont à prendre en considération pour évaluer le rôle de Paris. Le premier est sa dimension culturelle et historique. Le luxe a besoin de racines, d’un mythe fondateur, d’une personnalisation. Il lui faut un créateur, une naissance et un lieu. C’est son ADN, sa légitimité, sa crédibilité. En murmurant « Christian Dior/1947/Avenue Montaigne », on a déjà tout dit. Les marques ont un territoire et c’est la planète. Elles ont un terroir, comme le meilleur des vins, et c’est souvent la capitale. Paris où Chaumet s’installe en 1780. Paris où Guerlain devient le parfumeur de l’impératrice en 1853. Paris où Vuitton dépose le brevet du monogramme en 1895. La capitale est l’écrin de bien des noms illustres, Givenchy, Moynat, Céline, Fred, comme Florence l’est pour Pucci ou Rome pour Fendi. Le luxe et Paris sont donc indissociables. Mais, deuxième remarque, ce lien est parfois beaucoup plus terre-à-terre. La réputation d’une ville et la notoriété d’une marque sont consubstantielles. La première est le cadre ou l’inspiration de la seconde. La seconde nourrit et fait briller la première. Touristes et clients y sont sensibles. On achètera plutôt un cuir espagnol à Madrid, une eau de toilette anglaise à Londres, un vêtement italien à Milan. Entre une capitale et les marques qui sont ses ambassadrices, il est donc important que se forgent des partenariats qui ont, parfois, des ramifications lointaines, mais essentielles : accueil, sécurité, propreté, service public, accessibilité. Enfin, troisième point, il existe un contexte économique et social qu’on aurait tort de négliger. Il faut que chacun lutte à armes égales et la question du travail de soirée, à condition qu’il soit compensé, du travail du dimanche dans des zones définies dans la concertation, est une question que la plupart des grandes villes du globe, y compris en Europe, ont réglée.
Certains de nos visiteurs ne restent que 24 heures dans notre pays. D’autres par goûts ou par habitudes privilégient certaines heures pour pratiquer l’art du shopping. On n’imagine pas l’effet désastreux, bien au-delà du sort particulier de telle ou telle société, que peuvent avoir sur eux des portes closes, un rideau tiré, une lumière éteinte.

Le but en immobilier d’entreprise ou commercial n’est pas de s’étendre, mais de cibler, donc de choisir.

KF : Après l’avenue Montaigne, l’avenue des Champs-Élysées ou la rue du Faubourg Saint‑Honoré, LVMH a été particulièrement actif ces dernières années place Vendôme, rue Saint‑Honoré et rue de Sèvres, avant de partir à l’assaut de nouveaux quartiers tels que le Marais. La conquête de Paris n’est-elle donc toujours pas achevée ? Comment les différentes marques d’un groupe tel que LVMH abordent-elles ou se répartissent-elles les rues parisiennes ? 
M-A. J. : Il y a en effet des répartitions quasi thématiques. Elles se font presque naturellement.
À l’avenue Montaigne, l’univers de la Haute Couture. La joaillerie et les montres ne peuvent ignorer la rue de la Paix ou la Place Vendôme. Les différences de chalandise peuvent jouer. Sur les Champs-Élysées, la clientèle internationale et les touristes venus des pays émergents qui veulent arpenter la « plus belle avenue du monde  ». Sur Montaigne, la proximité des palaces et des grands hôtels donne le ton. À Saint-Germain une clientèle qui vient chercher les dernières traces de l’existentialisme, du jazz et des caves. À Saint‑Honoré, des Américains, des Européens, des Japonais connaissant davantage Paris. Conquête n’est donc pas le bon terme. Le but en immobilier d’entreprise ou commercial n’est pas de s’étendre, mais de cibler, donc de choisir. Le sujet d’actualité, c’est une fois encore la définition des zones touristiques internationales qui permettront, dans celles qui sont retenues, aux boutiques d’ouvrir le dimanche... Une cartographie administrative peut-elle aller à l’encontre de la réalité du commerce ? Ce ne serait pas souhaitable. Personne ne veut d’ailleurs cela.

KF : LVMH n’est pas le seul groupe à s’intéresser aux "high streets" parisiennes. La compétition est même très rude, favorisant une flambée des prix et des loyers. Ce phénomène ne vous inquiète‑t‑il pas ? La rentabilité de ces investissements et l’attractivité de ces belles adresses sont-elles durables dans ces conditions? 
M-A. J. : Elles sont évidemment durables et heureusement compte tenu des prix. Dans 100 ans l’avenue Montaigne existera toujours. La place Vendôme et la rue Saint-Honoré également. Si les marques se battent entre elles, pour reprendre votre analyse, ce qui n’est pas un drame, ces batailles s’inscrivent dans la durée. Les baux sont de long terme. Les acquisitions de murs ne sont pas rares. Plus que de la spéculation, il y a dans ces opérations des investissements raisonnables, lucides, avisés.

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