Wednesday 18 February 2015

Vers un commerce humainement connecté : Cloud Atlas

Gare, la Louve entre dans Paris ! Oh, pas l’animal sauvage ni la lointaine fille de celle qui avait allaité Romulus et Remus, les fondateurs de Rome. Non, celle-ci vient tout droit de Brooklyn, New York. Une Louve avec un L majuscule.

La Louve ? C’est le nom d’un magasin d’un genre nouveau, qui ouvrira à l’automne prochain dans le 18ème arrondissement. Attention, pas à Montmartre ou aux Abbesses, mais à la Goutte d’Or. C’est dans le 18ème encore populaire que Tom Boothe et Brian Horihan, deux gastronomes américains et parisiens d’adoption depuis 10 ans, ont imaginé créer un supermarché coopératif, collaboratif, qualitatif et affectif. Deux doux rêveurs en quête d’utopie et de bonnes œuvres, direz-vous ? Pas forcément. Ils ont réussi une campagne de crowdfunding lancée sur KissKissBankBank en se fondant sur le modèle de Park Slope Food Coop, le plus grand supermarché coopératif des États-Unis, qui compte 16 000 membres et dispose d’une surface de vente de 1 000 m² dans Brooklyn.

Le principe de la Louve, c’est de réduire les frais de personnel de 75%. Les quelques salariés se font aider pour le fonctionnement du magasin par la myriade des clients membres de la coopérative, qui s’investissent en disponibilité à hauteur de trois heures toutes les quatre semaines. Ils passeront tour à tour à la caisse, au stock, à l’administration ou au nettoyage.
Les économies ainsi réalisées permettent de pratiquer des marges faibles qui se traduisent par des prix très abordables sur des produits de haute qualité. Du bio, du terroir, de l’artisanal, du saisonnier et de la diversité, bref du haut de gamme promis en rayon et correctement rémunéré aux producteurs. Parce que la Louve, émanant de la cité et ouverte sur elle, sera forcément citoyenne.
Tout ce qu’il faut pour faire d’une corvée (les courses alimentaires), un moment de plaisir et de fierté. Un rendez-vous avec soi-même et un moment d’épanouissement au travers d’un consumérisme revisité. Des courses qu’on ne délègue pas à Internet ! Une expérience qui relève un peu du repas familial, où chacun participe à mettre la table et à desservir.

Le défi du commerce de proximité et la condition de son renouveau, c’est de réinventer l’atlas des connections, des liens et des sentiments.

La Louve, c’est bien sûr un spécimen branché et forcément un peu bobo qui en énervera certains. Un spécimen qui ne pourra pas non plus être démultiplié à l’infini. Cette louve ci ne créera peut-être pas la nouvelle Rome. Il est néanmoins évident qu’elle pointe beaucoup des enjeux qui s’ouvrent au commerce et sans doute bien des pistes offertes pour y répondre.

Le projet de la Louve, c’est en effet l’archétype du magasin connecté. Pas seulement connecté à des technologies, à des outils ou au web, mais connecté à ses clients. Au point d’en faire des membres.

Le point de vente physique a souffert de l’émergence et de la montée en puissance du e-commerce. Beaucoup d’enseignes se sont adaptées en mariant les deux modèles, transformant les boutiques en vitrines destinées à générer du chiffre d’affaires en ligne. Mais cette « showroomisation » des magasins n’est pas viable partout ni pour tous. Pour ces exclus, le défi c’est justement de réinventer la carte, l’atlas des connections, des liens et des sentiments pour leur permettre de se soustraire à la concurrence imparable de l’ordinateur et du smartphone, qui donnent les clés du commerce au consommateur, où il veut, quand il veut et comme il veut.

Multiplier les outils technologiques, les données ou le « traquage » du consommateur n’est pas suffisant. Ils sont des aides, des pistes à explorer. Mais nous ne devons jamais perdre de vue que les outils ne font rien d’autre que ce que nous en faisons. Ils peuvent permettre, par exemple, de dégager du temps au personnel de vente et de le redéployer sur l’accueil, le sourire, la considération ou l’écoute. Un des b.a.-ba du commerce, trop souvent oublié. Ils peuvent donc permettre de comprendre le client pour l’accompagner ou l’amener à la découverte. Plus globalement, il leur faut toutefois également un sens, une intention. Une intention qui réside dans la création d’un lien non-marchand, condition sine qua non du maintien du lien marchand avec le client. Juan-Manuel Torralbo, fondateur de l’agence « Le Bon Mix ! » allait dans ce sens en déclarant récemment, à propos des centres commerciaux en difficulté : « C’est aux lieux d’être fidèles à leur région, et non l’inverse. Il faut inventer une stratégie de reconquête sociale en répondant aussi aux aspirations non marchandes de l’individu ». [11]
Les boutiques n’échapperont pas à ce qui est vrai pour les centres commerciaux. Elles sont appelées à devenir connectées et inclusives, avec des clients partenaires et non seulement consommateurs. C’est sans doute à cette condition que l’on pourra assister à un renouveau du commerce de proximité. À la Goutte d’Or, comme ailleurs.

Alors au fait, pourquoi la Louve ? Parce que ce nom évoque, selon Tom Boothe et Brian Horihan, l’instinct protecteur, indépendant et maternel. Tiens, tiens, si ça n’est pas une intention et du lien…

[11] LSA, 13 novembre 2014

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