Wednesday 18 February 2015

Néo-bureaux : Voulez-vous travailler avec moi, ce soir ?

Une révolution est en marche. Un choc de productivité considérable est en train de se propager dans les activités tertiaires. Nous n’en voyons que les prémices mais, sous le levier des découvertes technologiques et scientifiques, les effets de cette révolution s’annoncent aussi inouïs que ceux qui ont métamorphosé l’industrie ces dernières décennies. Les machines en réseau, l’intelligence artificielle gagnent une place croissante, prenant en charge des tâches assurées jusque-là par les travailleurs humains.

Un exemple ? Le 17 mars 2014, un peu avant 6h30, le Los Angeles Times grillait la politesse à tous ses concurrents en publiant le premier article sur un tremblement de terre s’étant produit en Californie. Cet article avait été rédigé par un algorithme appelé Quakebot, programmé pour extraire les données pertinentes dans les alertes émises par le US Geological Survey et les insérer dans un gabarit pré-écrit. Il n’a fallu que trois minutes environ entre le tremblement de terre et la publication de l’article sur le site du LA Times. C’est plus rapide que ce qu’aucun humain n’aurait pu faire.

Un robot prenant la place des journalistes : un pas de plus vers le remplacement de l’Homme par l’intelligence artificielle pour assurer une multitude de missions et de métiers ? Certains le pensent et vont même plus loin, à l’image de Stephen Hawking, qui craignait récemment dans une interview à la BBC  [3] que l’intelligence artificielle ne vienne à terme sonner le glas de l’humanité.
Sans aller jusqu’à cette conclusion définitive, que ce soit par aveuglement ou par optimisme, il est néanmoins nécessaire d’imaginer les répercussions possibles de telles évolutions sur l’industrie immobilière. Si l’humain est peu à peu supplanté dans le travail tertiaire, les data centers, espaces dédiés aux machines, se substitueront logiquement aux bureaux, espaces dédiés à l’Homme.

L’espace de travail virtuel va faire évoluer l’immeuble de bureaux mais il ne se substituera pas à lui. Tout simplement parce que l’immeuble de bureaux reste irremplaçable.
On en est encore loin et, espérons‑le, très loin. Le temps n’est pas encore venu pour l’intelligence artificielle de prendre en charge l’irrationnel, la création, l’invention ou l’intuition : en bref, le génie humain et tout ce qui fait la véritable valeur ajoutée dans le travail. Le 17 mars 2014, à midi, l’article original de Quakebot avait été modifié et enrichi 71 fois par des auteurs humains, faisant d’une amorce factuelle un article de fond publiable en une. Comme l’indique Ken Schwencke, développeur de Quakebot et lui-même journaliste, « ça ne remplace pas tant le travail de quiconque mais rend le travail de tout le monde plus intéressant. »  [4]

Les Hommes resteront au travail un moment encore. Mais d’où travailleront-ils ? Le travailleur connecté et nomade aura-t-il besoin de lieux fixes et son entreprise d’immeubles de bureaux ?
La réponse est oui, cent fois oui. Tout simplement parce que l’Homme est Homme et que la vie en famille, en tribu, en communauté, en cité ou en nation lui est consubstantielle. Il s’est sédentarisé et a inventé le hameau, le village, puis la ville pour que les individus vivent en groupe et multiplient les contacts et les échanges.
Et c’est de ces interactions que naissent la création, l’invention, l’intelligence collective et le progrès. Pierre Teilhard de Chardin, qui a développé le concept de noosphère (la sphère de la pensée humaine), l’indiquait : «  Pas d’avenir évolutif à attendre pour l’Homme en dehors de son association avec tous les autres hommes. »  [5]

L’immeuble de bureaux est une ville miniature et est à ce titre irremplaçable. L’espace de travail virtuel le complète, l’enrichit mais ne signe pas sa fin. Il est au bureau ce que Quakebot est au journalisme.

Par contre, l’espace de travail physique est appelé à évoluer : de même que le e-commerce ne se substitue pas à la boutique mais l’oblige à s’adapter, à changer et, quelque part, à s’humaniser (voir notre article « Cloud Atlas »), les nouvelles pratiques de travail vont entraîner une mutation de la forme de l’immeuble de bureaux et de son contenu. Une mutation qui va s’axer autour d’un principe simple : mettre l’accent sur ce qui ne pourra jamais être pris en charge par les réseaux virtuels, c’est-à-dire la rencontre physique. Comment ? Tout simplement en multipliant les espaces collaboratifs, directement dédiés au travail ou pas. En faisant de ce qui lui est encore marginal son cœur battant : le forum de la cité, la place du marché de la ville, lieu d’échange des biens et des idées. Ce n’est pas pour rien que les immeubles les plus récents insistent toujours davantage sur les points de rencontres qu’ils offrent. Season à Clichy-Batignolles dans le 17ème arrondissement ou Majunga, à La Défense, en sont de bons exemples. À l’inverse, la place de l’espace de travail individuel est, elle, appelée à diminuer. Parce que sa fonction peut être assurée de n’importe où.

Le parallèle avec la ville est intéressant. C’est en effet à partir des places des villes que se sont peu à peu construites les sociétés démocratiques. Sans doute l’évolution qui s’engage dans la forme des immeubles de bureaux est-elle également annonciatrice de la fin de la logique féodale dans le travail, avec son organisation très hiérarchique. Une organisation qu’on ne retrouve d’ailleurs d’ores et déjà plus dans la multitude de startups qui foisonne en région parisienne et en France. Autant de sociétés qui attirent et cherchent à attirer les jeunes actifs, en insistant sur ce que les Anglo-Saxons appellent la "work‑life balance". Un concept un peu vague mais qui mixe l’efficacité avec l’accomplissement et le plaisir et qui suppose une conception du travail plus hédoniste, parfois plus égoïste, mais aussi plus souple et plus fluide. Moins de carcan hiérarchique, moins de carcan horaire. L’immeuble de bureau, plus égalitaire, va voir son amplitude horaire de fonctionnement s’élargir en même temps que le contenu de ses services. Il deviendra de plus en plus une base de vie. Une base propice à l’efficacité et à l’épanouissement des volontés – efficacité et épanouissement individuels autant que collectifs.

D’où l’importance aussi de l’environnement dans lequel cet immeuble est implanté. Un quartier agréable, riche d’une grande diversité d’offres et d’activités, favorise le bon fonctionnement du lieu de travail. Pour répondre à sa fonction de lieu d’échanges, l’immeuble doit en outre être accessible. Accessible physiquement, surtout en transports partagés et ce, jusque tard le soir (moins de la moitié des Parisiens sont propriétaires d’une voiture et cette part chute chez les plus jeunes). Accessible aux données également. Certains quartiers ou certaines villes offrent ainsi plus d’opportunités que d’autres. New York est par exemple en train de lancer le wifi gratuit dans tout son centre-ville, poussant toujours plus loin le concept de ville ouverte et connectée. Un modèle qui ne sera pas duplicable partout et qui assure la pérennité des cœurs d’agglomération et de quelques quartiers dans leur fonction d’accueil des immeubles de bureaux.

Plus ouvert, plus collaboratif, plus souple et plus permanent. Une grande mue de l’espace de travail est engagée. Et cette mue, c’est la marque d’un avenir.

[3] Courrier International, 02 décembre 2014
[4] Will Oremus, « Séisme à Los Angeles », Slate.fr, 18 mars 2014
[5] Pierre Teilhard de Chardin, « Le phénomène humain », 1956,
 Les éditions du Seuil, page 246

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